Et si la bataille de Marignan n’avait pas eu lieu ?



Si l’on vous dit 1515 ? Vous répondez Marignan, bien sûr. Et 1516 ? Combien d’entre nous savent que cette date fera basculer les Suisses dans la « paix perpétuelle », signée alors avec la France et jamais démentie depuis. À cause de Marignan, justement, entre Milan et Pavie, où la Suisse, peuple petit mais guerrier, perd la dernière bataille de son histoire, et le moral avec, face à l’artillerie du jeune et déterminé François 1er. Cette infanterie de légende voit disparaître 14 000 hommes sur les 16 000 qui tombent en quelques heures. Du jamais vu en Occident. Une hécatombe qui préfigure celles de nos temps modernes.


Cinquante ans auparavant, Zürich et Berne, Lucerne, Schwys et les neuf autres cantons se mettent, au nom de l’auto-défense, sur le pied de guerre. Face à Charles le Téméraire, d’abord, qui les menace dans leurs intérêts en rêvant d’établir un grand royaume entre la France et l’Autriche. Partis sur leur lancée, les Suisses accumulent succès et alliances jusqu’à ce jour de 1515 aux portes de Milan. Plus question de militarisme, les puissants fantassins, défaits, rangent leurs armes au placard, définitivement. Marignan sera le point d’orgue et de non-retour.

Alors que la France, à l’instar des autres puissances, s’investit dans la construction de son unité et dans une expansion qui ne cessera plus dans les siècles suivants, les petits cantons confédérés, lovés dans leur montagne, cultivent l’association. Ce qui prime pour eux ce sont les intérêts collectifs dans un esprit communal. Certainement pas l’idée d’un État.

Ils sont prêts maintenant à entendre les paroles que leur murmurait, au siècle précédent, un sage ermite, Nicolas de Flüe : « Craignez Dieu et vous serez forts. Ne vous mêlez jamais des affaires des puissances qui vous environnent. N’élargissez pas trop la haie qui vous enceint ». Les confédérés rejettent les sirènes de la conquête qu’ils pourraient suivre en envahissant l’Italie, comme le craint Machiavel, ou en se lançant dans la politique européenne avec l’Empereur d’Autriche. À la concurrence militaire, ils préfèrent décidément leurs affaires intérieures.

De leur passé belliqueux, il restera les mercenaires. Ils sont 80 000 en 1748, alors que de nouveau toutes les nations d’Europe s’étripent dans une guerre généralisée, à émigrer sous tous les drapeaux, de la Russie à l’Italie. La guerre au fond est un business, pas plus mauvais qu’un autre. Comme le rappelle Joëlle Kuntz, éditorialiste au Temps de Genève dans son « Histoire de la Suisse en un clin d’œil », les jeunes mâles sont à l’étroit dans ces vallées, leur force et leur tempérament n’y trouvent pas d’exutoire. Les « aventures » qui se jouent tout autour règlent les problèmes de l’emploi et de la violence potentielle que les autorités sont bien heureuses d’exporter.

Cette neutralité, devenue un choix de civilisation, est aussi confortée, dans les siècles suivants, par les intérêts des grandes puissances européennes : il leur faut un état tampon au cœur de l’Europe pour éviter des frontières communes. Notamment après les guerres napoléoniennes, où l’on doit isoler la France. Cette  fois ce sont ses voisins qui assurent définitivement à la Suisse son statut.
L’unification de l’Allemagne et de l’Italie à la fin du 19e siècle inaugure une situation nouvelle. Car la Suisse s’est aussi fondée sur un fragile équilibre entre trois cultures. Sur la recherche permanente de compromis entre des cantons qui se sont choisis mutuellement à la différence des nations voisines où territoires et habitants ont été alloués à droite et à gauche par la volonté des monarques. La voilà encerclée de nations rassemblées autour d’une seule langue. Un principe étranger à son histoire et même dangereux pour elle.  Que se passerait-il en cas de nouvelles divisions ? Chaque communauté linguistique ne serait-elle pas attirée par ses frères ? La laborieuse construction multiculturelle ne risquerait-elle pas de s’y dissoudre ? Il lui faut une Europe en paix.

Mais les conflits n’ont pas manqué. La Suisse a failli chavirer. Elle en est sortie victorieuse, à sa manière. Terre d’accueil des institutions internationales pour la paix capable de contrer diplomatiquement les grandes puissances.

D’après la journaliste précitée, les Suisses, maintenant, sont partagés entre fierté et tristesse. Fiers, dit-elle, d’avoir renoncé à la guerre pour adopter le droit : « En même temps, les autres menaient ces foutues guerres, mais ils faisaient l’histoire : c’est là qu’on a une espèce de chagrin. »


Une belle formule du philosophe russe Mikhail Bakhtin :
"C'est seulement dans les yeux d'une autre culture, qu'une culture étrangère se révèle profondément et totalement... Une signification se manifeste seulement lorsqu'elle a rencontré une autre signification étrangère à elle".

Une horloge n'est pas le temps.




 Une horloge n'est pas le temps. En lisant cela sur ma messagerie, je ne pouvais que m'y intéresser. Je découvre donc un livre,  "Une horloge n'est pas le temps" (éd. Libel) écrit par Matthieu Loos le directeur de la Compagnie Combats Absurdes, basée à Lyon. 

Matthieu Loos se définit ainsi : " Un artiste formé à Strasbourg, un scientifique alsacien déformé à l’art dramatique. Ou l’inverse. Peu importe." 
Dans son livre, il questionne nos relations au temps et aux représentations que l'on en fait. Et bien sûr il s'insurge contre le "bon sens".

Un extrait

"Prenons le temps. Le reste, c’est de la poésie.

Depuis 1967 et la 13e Conférence Générale des Poids et Mesures, la seconde est définie dans les termes suivants : « La seconde est la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les niveaux hyperfins F=3 et F=4 de l’état fondamental 6S1⁄2 de l’atome de césium 133.»
J’aurais tant préféré qu’on se dise 9 192 631 769…
Tant pis.
C’est trop tard."




Storytelling et narration, une tradition américaine


Storytelling, un film de Todd Solondz
Une amie (poète et artiste) est en train de réaliser son site web. Pour cela on lui conseille d’être sobre, synthétique, d’utiliser des phrases courtes.
En l’écoutant, j’ai pensé à ces sites américains dans lesquels les auteurs sont très prolixes et adorent raconter des histoires, Dans leur bio, ils n’hésitent pas à décrire leur vie depuis la maternelle, voire avant, ils évoquent, leurs enfants, leurs parents, leur chat, leur chien, ce qu’il faisait à 10 ans…
Leurs homologues français, en effet, préfèrent opter pour la sobriété avec une liste de leurs publications, quelques phrases ciselées sur leur parcours, une description de leurs activités ou prestations.

Alors que dans la  tradition anglo-saxonne, c’est le storytelling qui prime, le goût pour des histoires bien ficelées, riche en émotions et anecdotes. Voyez par exemple, le site en français de la chaleureuse auteure de livres jeunesse, Susie Morgenstern, qui vit depuis quarante ans en France. Et bien elle raconte tout.  Ce n’est pas comme je l’ai cru d’abord, en raison de son statut d’écrivain pour la jeunesse. Du moins, c’est tout autant parce qu’elle est américaine. A la lecture de son site, c’est évident, on a l’impression de prendre une tasse de thé dans la cuisine de sa maison sur les hauteurs de Nice, de sourire et de pleurer avec elle sur les drames de la vie et sur ses douceurs.  Et bien sûr, nous prend l’envie de lire tous ses livres… !


Selon, la belle web-revue Syntone, consacrée à la création radiophonique,  le storytelling est issu du nouveau journalisme dans les années 70 et de l’intérêt culturel que les Etats-Unis portent aux histoires orales (lire l'article).

Certes, mais il faut remonter bien au-delà, au 17e siècle. Lorsqu’une poignée d’Anglais puritains traverse l’Atlantique, l’Ancien Testament dans la besace. De l’autre côté se profile la « Terre promise » où ils pourront construire selon un « plan divin », la « Cité sur la colline ». Opposés aux fastes de l’église catholique, persécutés dans leurs pays, ils rêvent de transposer l’héritage biblique sur cette terre, ce vaste continent qu’ils considèrent comme vide, une page blanche à écrire… Et l’écriture justement sera le moyen de perpétuer, pour les générations à venir ces « miracles », loin des anciens oppresseurs et d’une monarchie qui leur est hostile.


Jamestown, la première colonie britannique, en Virginie.
Ada Savin, spécialiste d’études américaines, en a fait la thèse de son livre L’Amérique par elle-même (Michel Houdiard éditeur). Elle y montre comment s’est constituée la filiation entre l’Ancien Testament et l’idéologie américaine.
Les colons ne vont cesser d’écrire, textes divers, lettres, autobiographies surtout : « Explorer c’est aussi s’explorer, s’examiner au contact de l’Autre. On devient Américain en écrivant ; et on commence souvent par écrire le récit de son « passage », de ses tribulations sur le nouveau continent. »
Dans leurs récits, ils favorisent alors les événements, l’expérience immédiate et sa représentation narrative, des choix qui vont perdurer dans une partie de ce qui deviendra la littérature américaine les siècles suivants.

En tant que membres du nouveau peuple élu, ces colons s’emploient à répandre cette idéologie. La production d’ouvrages est alors impressionnante. Dans cet ensemble se construit la nation. Alors que l’Europe privilégie le sujet-auteur, dans l’Amérique naissante écrire sur soi, c’est mesurer son apport à la construction de la Nation, c’est écrire pour le collectif.



Le pain et le Brot


Une amie traductrice participe à des rencontres sur son métier. Elle me dit que l’une des difficultés c’est de traduire un univers, qu’une langue maternelle infuse dans notre corps, dans notre peau. Prenez le mot pain, ça semble simple.  
Du pain ce n’est jamais que du pain. Mais essayez de le traduire en allemand. On dira « Brot » bien sûr, et ça semble toujours aussi simple. Pourtant pas tant que cela. Si vous Français vous pensez pain, c’est la baguette qui vous vient à l’esprit. Du bon pain frais, craquant, blanc (éventuellement avec un peu de céréales). Vous imaginez les tartines beurrées du matin, avec un café chaud… Et bien, si on en croit le philosophe et traducteur allemand Walter Benjamin, rien de plus compliqué !

Car les images qui habitent un Allemand avec le mot « Brot » sont celles d’un pain brun, avec de la charcuterie, des saucisses, de gros cornichons salés-sucrés, le tout dégusté en début de soirée, en guise de dîner, pour l’Abendbrot justement. Vous n’allez pas traduire Abendbrot par pain de soirée, ou soir-pain… Ce repas du soir  en Allemagne n’a pas d’équivalent. De même que le pain et le Brot  véhiculent des univers différents (il existe quand même plus de 1000 sortes de petits pains, de brötchen).  

En pensant à tout cela, je regardais trois amis, assis à la terrasse d’un café, attablés devant leurs petits noirs, ils se coupaient des bouts de pain sur la baguette fraiche qu’ils venaient d’acheter. Avec le Brot, ce ne serait pas si facile.